Posté le Dimanche 18 décembre 2022
À propos des univers figuraux de Frédéric Dupré.
Toute plante était crypte et tout bestial aqueux
rare était l’ambulant arbre était la fougère
admirons admirons l’arthropode scorpion
qui le premier risqua ses huit petites pattes
sur un sol ignorant l’animale traction…
(R. Queneau, Petite cosmogonie portative, IV, vv. 165-169)
1. Déserts nouménaux.
Dans l’essai final de Images Mobiles – consacré, , au traité De Pictura de Leon Battista Alberti – Jean Louis Schefer remarque que cet écrit fondateur de la Modernité non seulement peut être considéré comme un Discorso sul metodo à part entière, mais, après avoir énoncé une série de lois sur les critères de formulation et une mise au point de l’istoria, il aborde en termes purement géométriques la question de la genèse du monde. Celui-ci est représenté à partir des problèmes techniques afférents à la construction de l’espace représentatif où, dans un deuxième temps, l’on plonge les corps qui donneront lieu aux développements de l’istoria elle-même.
Il s’agit d’élaborer les matrices plurielles d’une grammaire figurative capable de s’intégrer et de se coordonner de manière stricte et concordante afin d’offrir une avant-scène hardiment rationnelle aux événements narrés. Mais Schefer va au-delà : en lisant plus attentivement les passages fondamentaux de l’œuvre d’Alberti, nous découvrons que peu à peu quelque chose arrive à perturber, à briser, à fissurer le « rêve humaniste », pendant longtemps associé, souvent de manière très subreptice, à la naissance de la Modernité. L’auteur écrit à ce propos :
Voilà peut-être le dernier mot du traité. Les manipulations du corps par ensemble et par partie sont à la fois réglées par l’ordre géométrique pour sa justesse ou sa détermination formelle et régies par un principe d’invention (la littérature), qui fournit des séquences ordonnées (des scènes, des récits), que le peintre doit exprimer, traduire ou mettre en figure.
J. L. Schefer, Images mobiles. Récits, visages, flocons, POL, Paris, 1999, p. 250
Ici nous trouvons l’un des premiers facteurs hautement problématiques qui commence à mettre en discussion dans ses fondements la conception humaniste : le plan architectural soumis à une géométrisation rigoureuse exerce une pression déformante sur la représentation du corps humain, transformé ainsi en dernier recours en une réalité abstraite et réduit donc à un pur volume inscriptible et concevable uniquement à l’intérieur d’une dimension pure et adamantine du calcul.
La réalité proprement somatique des sujets mis en cause par l’istoria soudainement est transfigurée en une trame spatiale n’admettant pas d’erreurs ou d’exceptions : tout doit être calculable et mesurable en une sorte de délire raréfié farouchement algébrique dans la froide clarté de laquelle le corps humain se situe uniquement en tant que donnée résiduelle transparente. Sur la base de ces prémisses Schefer peut poursuivre en réalisant un développement ultérieur, aussi précis que paradoxal dans ses aspects théoriques :
Quoi d’autre ? Un monde […] fait par la pyramide visuelle, sa section, les angles et les diagonales, par un échelonnement des quantités vers l’horizon ; un monde qui se dénude au fur et à mesure qu’il se dessine : c’est qu’il est le squelette sous les muscles, le muscle sous la peau, la chair sous les vêtements. Et c’est à nous, pourtant, lecteurs sans art, nourris de sciences passées dont nous recueillons le fruit poétique, c’est-à-dire les fictions et les invraisemblances, à nous, sujets survivants de l’encyclopédie romantique (qui plaçons l’incertitude de notre moi dans l’objet des sciences), à nous encore, inventeurs ou accidents de la maladie du savoir moderne que ce monde désert s’adresse à travers cette injonction d’Alberti : « À l’œuvre », comme si nous avions maintenant à peupler avec grâce le désert qui résulte du fonctionnement de notre appareil optique dès lors qu’il n’enregistre tout d’abord proprement rien.
Ivi, p. 251.
Dans ce néant, en même temps originaire et terminal, correspondant au degré zéro non seulement de la figure, mais aussi de la structure destinée à l’accueillir, Schefer fait culminer l’écrit d’Alberti, en le transformant en une sorte de traité cryptométaphysique. L’invention de la perspective y sert en fait à projeter et à construire un monde infiniment antérieur à l’apparition de l’homme, hostile à celui-ci et presque inadapté à son positionnement en lui : espace apparemment désertique dans lequel il n’y a pas de sujet prioritaire ou privilégié, absorbé ou, pour être plus précis, dévoré par un système de rapports et de proportions complexes et très articulées, qui ne prévoit pas sa présence dans ses critères – manifestes ou latents – de configuration.
Si d’un côté donc, la nouvelle spatialité mise au point par Leon Battista Alberti commence à coïncider parfaitement avec ce que Michel Serres appelle « mathéma transcendant», ce qui au contraire tâche de prendre une identité morphologique plus ou moins définie et reconnaissable est presque repoussé vers une sorte de limbe de l’infigurable. L’objet qui apparaît sur cette scène doit appartenir forcément à un alphabet abstrait très limité. Serres écrit :
S’il existe comme objet arrêté, fixe et stable, son statut d’objet est sans cesse repoussé, sans cesse éloigné, à chaque invention originaire. Sans doute n’y a-t-il d’objets mathématiques que les objets morts pour le mathématicien actuel : il n’y a pour lui que des mirages mathématiques, le jeu infini des miroirs dans l’avenue des glaces dont parle Lautréamont. Le carré comme objet n’est alors que cette forme blanche, cette table, ce cadre, cette cire vierge, support et matière, porte-empreinte des morphées successives, complément de l’intersection des théories abstraites lues ou écrites sur lui.
M. Serres, L’Interférence. Hermès II, Minuit, Paris, 1972, p. 118.
L’espace prescrit à son intérieur uniquement un nombre restreint d’objets qui peuvent s’y installer suivant les moindres structurations. La ratio sévèrement géométrique élaborée qui opère une dévitalisation envoloppante de ce qu’elle est destiné à accueillir. Tout cela qui ne suit pas la logique sévère de la simple donnée sujette à la mathématisation se glisse en lui comme un entité parasitaire et qui, comme Serres le remarque, engendre uniquement des zones d’interférence à l’intérieure de l’image.
Cette dernière désormais prend naissance sur la base d’une mécanique endogène préétablie. Le modèle mathématique d’Alberti rythme attentivement toutes les phases de cet inexorable développement duquel rien ne peut s’échapper, emprisonné dans une équation glaciale totalisante où chaque résultat dérivant de notre corporalité trouble semble un borborygme lointain émis par une sensibilité endormie.
C’est pour cette raison que le désert peut devenir l’image cardinale autour de laquelle faire tourner et faire converger la réflexion que Schefer consacre au traité d’Alberti. La vision glisse incertaine et se perd dans le nœud dur et inflexible de lignes qui sillonnent le tableau rythmant la naissance lente, mais inexorable, d’un espace assemblé ab ovo selon une tabulation analytique de renvois internes, d’intersections, de reflets et distributions symétriques mises en place afin d’obtenir la compilation d’une scénographie, mentale et objective, dans laquelle chaque sujet ne peut trouver sa place qu’en conformité aux lois qui président à sa mise en forme mathématiques.
C’est pour cette raison que Schefer, en insistant un peu loin sur le thème du désert, peut écrire : « On crée l’espace à partir de rien, comme en un désert, on engendre l’homme d’abord comme un fantôme (une silhouette), puis comme une partie de l’espace. »
2. Comme une broderie dans le chaos.
C’est d’une sorte de generatio aequivoca semblable à celle présentée ici par Schefer que semblent naître les multiples univers figuraux de Frédéric Dupré. Nous considérons, par exemple, une œuvre au titre plus qu’évocateur : La Tâche infinie et le Problème du phylactère. Athlète du désert [FIG. I], où la succession des colonnes, leur étalement en profondeur, le déploiement de l’extension spatiale selon les trois dimensions et la disposition du sol à carreaux organisent un cubage substantiellement parfait dans sa progression géométrique, où d’un coup, quelque chose se dépose en transparence sous la forme impalpable d’une incrustation délicatement ectoplasmique.
[FIG. I]
Sur la droite, une silhouette flotte comme une impureté émise par l’image dans un extrême sursaut : la figure se développe lentement en assumant la vague physionomie d’une créature humaine sur le point d’être réabsorbée dans une dernière contraction de l’espace où elle s’inscrit.
En effet, ce dernier est comme traversé par une ligne invisible de fracture qui en décompose et en bouleverse subtilement et irréversiblement l’organisation interne.
Pour citer un extrait très connu de Paulhan, nous pourrions dire qu’« un contre-espace violent éventre les murs et danse à travers les meubles. Il arrive qu’il emporte la chambre entière dans son tourbillon, et ne laisse subsister sur la toile que de petits objets pris d’ivresse et tournant comme lui, un semis d’écailles ». (J. Paulhan, La Peinture cubiste, Gallimard, Paris, 1990, p. 53.)
La figure se situe ainsi à l’intérieur de ces architectures comme un léger point de catastrophe qui fait éclore dans l’image – à partir de cet insituable résidu parergonal auquel Derrida a consacré une formidable étude pendant les années 1970 – un déclenchement vertical fragmenté de déstructurations spéculaires. Non seulement elles ne cessent pas de se stratifier – suivant rigoureusement les logiques internes de la construction –, mais elles ne cessent pas non plus de se réfracter dans une réticulation souterraine de défaillances, de bosses et d’effondrements qui assiègent l’image tout en la laissant apparemment intacte dans l’ordre détaillé qui innerve son ineffable fixité de cristal.
Pourtant, en regardant de plus près, nous ne pouvons pas ne pas remarquer que le système net d’arcs qui se chevauchent les uns avec les autres vers le centre communique l’idée d’un effondrement lenticulaire qui ne peut plus être évité. La matrice géométrique qui présidait à la structuration de la donnée spatiale maintenant implose sur elle-même et ce qui avait initialement garanti la stabilité des architectures les conduit maintenant à s’effondrer dans un circuit topologique déformé, où elles commencent à glisser follement les unes dans les interstices des autres.
L’image est maintenant translittérée dans un hypnotique perpetuum mobile au sein duquel des théories de colonnes, des séries de contreforts, des fuites de voûte ne sont plus appelées à se disposer selon les lois destinées à rythmer une formulation cartésienne de l’espace, mais dégénèrent plutôt perversement jusqu’à aboutir à cet « espace fibré » à la lumière duquel, du « mathéma transcendant » ne reste plus qu’un cryptogramme prismatique.
Le cubage d’Alberti doit maintenant être compris comme un espace multiple de diffractions obliques et répétées. Le monde sans poids et exposé à la volubilité irrépressible du « flux intérieur » se déploie à travers un diagramme libre d’énergies morphologiques qui coulent à travers les brillantes ruines de ces géométries pures auxquelles la Modernité avait confié la tâche de donner un nouveau visage au monde. Voilà comment Serres illustre cet état de choses :
Ce lieu se déplie, comme dans l’itération des mondes oubliés du Ménon ou dans l’argument aristotélicien du troisième homme. Toute forme mathématique est une forme pré-mathématique, le carré de Pythagore, le pré carré des successeurs. Dès qu’un nouvel enchaînement des raisons plus sûres que les anciennes, plus générales et plus enracinées dans la raison, vient au jour, la forme transcendante, que nulle transformation ne paraissait autrefois atteindre, forme maintenant archaïque et quasi concrète, descend sur la terre pour laisser le lieu à la nouvelle forme, semblable à son visage archaïque, mais approfondie et transcendée.
M. Serres, L’Interférence. Hermès II, Minuit, Paris, 1972, p. 13.
L’épiphanie inopinée et traumatique de l’Athlète du désert fait surgir dans la configuration théorématique renvoyant aux thèses d’Alberti une nouvelle idée d’image, où tout ce qui avait de la valeur en vertu de sa prééminence heuristique de nature transcendante d’un seul coup se trouve projeté sur une dimension théorique plus profonde et ultérieure.
La figure humaine brise sans repos les marges d’une représentation dans laquelle commencent à passer des impulsions génératives inédites, au centre desquelles il n’y a plus l’hypothèse géométrique qui domine la construction prospective dont nous sommes partis, mais plutôt « une infinité de strates morphiques » qui travaillent et sillonnent de l’intérieur l’image.
[FIG. II]
Ce n’est pas un hasard si dans une autre merveilleuse table de Frédéric Dupré, toujours intitulée Athlète du désert, ce dernier vient occuper le premier plan du dessin, s’y répandant et en devenant le protagoniste absolu [FIG. II]. Affleurant comme une pénombre persistante à peine esquissée sur le tremblement abrupt des eaux ondulantes, la figure peine à se détacher de l’arrière-plan, restant en dernier lieu comme doucement empêtrée, toujours proche de s’y enfoncer encore une fois, pour se dissoudre définitivement et infiniment.
Étrange créature tramée de nécrotiques labilités, elle n’a pas de visage : un ovale sans traits nous fixe d’un introuvable ailleurs sans nom et sans forme, vers lequel nous nous trouvons comme aspirés sans cesse.
Le corps de l’athlète est également bloqué dans une demi-torsion qui imprime un mouvement soudain et tourbillonnant à tous les éléments de l’image, qui commencent ainsi à orbiter autour du corps du sujet, conçu désormais à part entière selon les termes de ce nœud polytropique auquel Michel Serres consacre des analyses d’une pénétration théorétique extraordinaire. En effet, voilà devant nous :
Un espace fait d’un éparpillement. Un corps ou axe centrifuge expulse ses dehors ou ses autres corps ; il les aimante aussi comme de la limaille. Tout le dessin, même brûlé, poinçonné est un acte d’accumulation d’éléments hétérogènes. Tout s’assemble pour emprisonner ou verrouiller un corps déjà là comme le pli ou l’axe central du dessin, et tout vole en pièces, se résout en éclats.
J. L. Schefer, Figures peintes. Essais sur la peinture, POL, Paris, 1998, p. 362
Mais regardons encore un instant cette planche : le corps de l’athlète n’a pas sa propre consistance ; il apparaît sous la forme d’une nébuleuse granuleuse sur le point de se dissiper en une multiplicité d’exhalations de bouffées individuelles qui déchirent la figure.
Cette dernière est un noyau très instable de configurations qui convergent vers elle en l’entourant de tensions et d’attractions conflictuelles. Il ne reste plus rien des modules infaillibles de construction liés aux hypothèses de Leon Battista Alberti.
Nous voyons ainsi un cadre spastique de lignes incertaines se ramifier sur la surface de l’image. Un trait plus marqué coupe la figure centrale en deux portions en la sillonnant exactement au point de disjonction où les deux mouvements évoqués juste au-dessus commencent à la secouer et à l’agiter. Cependant, quelque chose ne colle pas : à regarder encore mieux, il semble qu’elle transite par une sorte de plan de représentation où la figure dessinée prend place de manière inattendue en l’altérant et en le perturbant dans ses fonctions graphiques.
Nous sommes arrivés ainsi à la notion derridienne du subjectile, à savoir « ce qui se glisse entre les corps et les précède », pour utiliser la définition de Schefer, à qui nous donnons à nouveau la parole pour illustrer plus précisément cet état de choses :
Il importe surtout que le corps, la pensée et son souffle trouvent une manière de circulation, de fluidité et d’échange de leurs fragments, des pièces, bouts, traces […]. Par toutes ces figures, l’espace se rebloque, se désagrège : il est cependant vivant, mobile, sans point de vue unique ou principe d’organisation. Ce qui le fait, le dessine, l’arrête, l’effrange est en cours de mutation.
Nous passons maintenant d’une organisation topologique visant à production d’une vision géométrique, à un « état nébulaire primaire » où l’on n’admet pas et où l’on ne prévoit pas d’observateur privilégié, dont l’œil soit le point de jonction et d’origine de toute notion d’espace. C’est encore Serres qui résume cet aspect en soutenant dans un célèbre passage du quatrième volume d’Hermès que l’épistémologie du regard s’achève par la suppression de l’observateur.
Mais que reste-t-il alors une fois cette suppression réalisée, c’est-à-dire une fois que le regard a été complètement absorbé, jusqu’à sa disparition, dans une construction polyprospective où chaque coordonnée topologie est soumise à une dépolarisation radicale ? Voici donc un espace invertébré, a-syntactique et a-directionnel qui bifurque et se pluralise en une dromologie erratique et entropique de lieux précaires et interstitiels.
De ces derniers l’Athlète du désert est à la fois l’explorateur inconscient et l’effet hallucinatoire qu’ils projettent à partir de la source inassignable, qui fonctionne ici comme un attracteur étrange qui les déconnecte, les désoriente, les renverse les uns sur les autres, les dédouble et les porte à s’agréger en un condensateur de multiplicités variationnelles, souvent mutuellement répulsives et discordantes, où toutes les forces morphologiques semblent tendre sans cesse à leur moment d’homéostasie structurelle.
Au centre de cette indéchiffrable immobilité, le corps de l’athlète palpite encore et se débat silencieusement avec l’apparence de plus en plus abstraite d’un hiéroglyphe atrophié encrypté dans le lieu spécifique ù où l’« Ubieté réplétive » des schémas topologiques classiques-modernes subit un échec et mat décisif :
Des optiques fantasmes trompent, dans un milieu blanc, cristallin, diaphane, brumeux. La terre, l’air et l’eau se confondent, solides et liquides, flocons flous et brouillards se mélangent, ou, au contraire, chacun d’eux se découpe, fractal, et la lumière éclate, irisée, réfringente, par tout le spectre défini, multiplie les objets, frange les bords, joue avec les distances.
M. Serres, Le Passage du Nord-Ouest. Hermès V, Minuit, Paris, p. 15-16.
Une oeuvre telle Le Perspecteur illustre de manière très précise cette situation.
[FIG. III]
Dans ce cas aussi nous voyons que le positionnement de l’observateur est décentré. Encore une fois, il glisse vers la marge droite de la représentation où, semblable à une inconnue inexplicable, flotte dans une sorte d’interstice triangulaire – qui n’appartient à aucun ensemble spatial se référant clairement et directement à la composition dominante – et qui s’enfonce violemment dans une petite surface réticulée, apparemment aménagée dans cette partie d’image dans le seul but de donner l’illusion de pouvoir formuler un calcul planimétrique pondéré, sur la base duquel postuler l’éventail des orientations scopiques afférentes à la figure qui observe.
Mais quel objet est-ce que cette dernière regarde ? La réponse n’est pas simple. Le centre de la représentation est occupé par un gravât de conjecturales hypostases spatiales qui finissent par s’interpénétrer de manière désordonnée les unes dans les autres, dans le seul but de se neutraliser mutuellement, de façon à engendrer un tourbillonnant débâcle géométrique dans le sourd remous duquel, léger et secret, dense et incessant, l’œil de l’observateur est non seulement aspiré, mais aussi traumatiquement centrifugé jusqu’à provoquer sa désagrégation irréparable.
Ce n’est qu’à ce stade que la planche en question commence à se préciser dans sa signification spécifique : le Perspecteur ne s’identifie plus à une subjectivité humaine ponctuelle masquée par la fragile présence latérale, mais il coïncide avec l’image même qui se charge maintenant d’exhiber l’exorbitante panoplie des feux perceptifs qui, sous des angles et des perspectives très difformes, se sédimentent dans le dessin en devenant ainsi un précipité contradictoire et dynamique qui ne cesse de se décliner à travers la désarticulation de ces « corps indéfiniment caverneux » qui culminent tous dans ce qu’on pourrait définir selon Michel Serres, comme effets d’un démesuré« buissonnement fractal ».La scène, apparemment incompréhensible à première vue, se lit en réalité comme un écran sur lequel vient se placer selon des lignes de force, latentes mais tenaces, l’explosion des logiques de configuration qui président à la représentation. L’image se dessèche peu à peu en une gravitation fébrile de milieux apocryphes qui se dilatent et se répandent en une dispersion ouverte multiple d’espaces vides précédemment encapsulés les unes dans les autres, tantôt ils s’agglutinent en se fossilisant au fond, en une sorte de diatomée vitrifiée, où sont réalisées des réticulations d’abcès et de fissures qui ne cessent de se ramifier sur la surface de l’image avec les formes anodines d’éphémères idéogrammes muets.
3. « L’insecte net gratte la sécheresse… »
Si les schématisations de Leon Battista Alberti permettaient de conjecturer l’existence d’un principe opératoire attaché à une sorte d’œil théorique, nous voyons maintenant se déployer le champ d’apparition multiple et multiforme d’un œil anamorphotique, qui émerge et prolifère de chaque pli caché de ce ganglion inextricable coulant.
Pour cette raison, à la lumière des réflexions de Michel Serres, nous pouvons avancer l’hypothèse que les tableaux analysés jusqu’à présent ne font qu’esquisser un modèle remarquablement avancé d’espace « transreprésentatif ». Ce dernier naît du transversal enveloppé de chambres optiques protéiformes, dont les parois ne cessent pas de se refléter réciproquement, provoquant ainsi une réverbération magmatique d’images qui se propagent sans cesse autour de l’état défiguré d’une visibilité, dont les épiphanies intermittentes interfèrent entre elles dans un circuit d’échanges, de chevauchements, de franchissements et de substitutions croisées auxquels il est impossible de mettre un terme.
Mais que se passe-t-il si au milieu de la scène l’artiste essaie de se représenter lui-même ? Nous pouvons répondre à cette question en examinant rapidement le dessin au titre Autoportrait [FIG. IV] : le portrait apparaît immédiatement comme une surface détruite. Comme soumis à macération, il émerge d’une sorte de boîte semblable à un polyèdre rhomboïdal aux côtés translucides, à son tour inséré dans une autre sorte de récipient à la forme indéfinissable.
Le visage se compose de deux yeux asymétriques de tailles très différentes et de quelque chose que l’on peut difficilement identifier à une bouche, qui semble se détacher du reste de la tête comme suite à une légère liquéfaction des tissus.
[FIG. IV]
L’Autoportrait est en train de surgir d’une accablante hémoptysie de pulsions métamorphiques visant à conjuguer de manière forcée une série chaotique de volumes géométriques – qui servent presque de fond ou de cadre au visage – avec des masses d’origine organique, qui ne parviennent pas à se regrouper en une définition cohérente. Voici alors se dresser devant nous ce grumeleux déchirement d’épidermes qui « conduit ce visage mouvant à varier, indéfiniment, à se reformer autre », le rendant finalement spongieux, parce qu’il est imprégné de la blancheur tentaculaire du fond duquel il cherche à se déambuler et sur lequel il se balance comme une relique blanchâtre molle.
L’œil gauche a un aspect monstrueusement anormal : presque sorti de la cavité de la tête, il semble saturé d’un drainage bouillonnant qui le rend enflé jusqu’à presque la lacération de la peau. Sur ce dernier, nous apercevons ce qui devrait être la pupille, réduite à une sorte d’épaisse trace cicatricielle d’où s’écarte un corps filamenteux en tension vibrante, semblable à un horrible pédipalpe oculaire, qui remue à vide dans le sidéral espace zéro de la page, essayant de s’arracher de la paupière qui l’héberge en tant que parasite indéchiffrable.
L’œil droit, en revanche, semble s’être refermé pour toujours, désormais bloqué sur une vision intérieure qui s’enfonce dans un théâtre minéral psychique ulcéré par une rumeur convulsive de flashs phosphéniques tellement obnubilés que, pouvant laisser la parole à la figure rétractée, nous entendrions probablement avec un fil de voix ces paroles de Michaux :
Je suis un continent de points. Je suis muré par des falaises de points. Un mur sans fin de points est ma frontière. Pullulation ! Pullulation partout ! Pullulation dont on ne peut pas sortir. Espace qui regorge, espace de gestation, de transformation, et dont le grouillement même […] rendrait mieux compte que notre vue ordinaire de ce qu’est le Cosmos. Moyen rapide, unique, d’entrer en communication avec l’infini corporel. Ce stellaire intérieur est si surprenant, et si précipités sont ses mouvements, qu’il n’est pas reconnu comme tel. Autoscopie cellulaire, ou au-delà du cellulaire où les énergies sont plus perçues que les particules, et où se superposent aussitôt comme sur un écran les images déclenchées par la pensée suractive.
H. Michaux, Misérable miracle, Gallimard, Paris, 1972, pp. 72-73.
Nous pouvons maintenant répondre à la question formulée ci-dessus : l’autoportrait montre ce à quoi l’œil est exposé au moment où il se replie sur ses propres spires intérieures. Il ne représente pas l’aspect extérieur d’un sujet, mais il met en scène une autoscopie paradoxale du regard, qui arrive ainsi à se saisir lui-même à un moment auroral et nocturne, poussé vers son point de fusion fermentant, de sorte que l’organisme même dans lequel il est placé se résout à cette « incessante poussiérisation de soi » qui transforme ce qui reste de la subjectivité en un « fantôme sans borne », proie sans défense d’un babélisme enveloppant de plus en plus viscéral et vorace.
Pour cette raison, l’Autoportrait ne peut pas se calquer sur une physionomie objective, mais seulement s’enfoncer dans ce sous-sol délabré de présences extraterrestres énormes qui se contaminent mutuellement jusqu’à ce qu’elles soient réassemblées dans un sous-sol impénétrable d’indistinction, où elles s’emmêlent comme des carcasses mutilées de créatures à la genèse impossible.
Si Leon Battista Alberti nous forçait à habiter un espace organisé autour de la fuite en perspective des plans qui renvoient en totalité à la centralité, plus ou moins marquée, d’un observateur privilégié maintenant, par contre, il ne nous reste plus qu’à nous déplacer inlassablement à l’intérieur d’un archipel formé par le mouvement de détritiques contre-courants surchargés d’exosquelettes acéphales calcinés et de colonies de vésicules infectées, de torses sporulants une foule de membres fantômes et de vertèbres pédonculées dystrophiques, de rétractiles écailleux de tissus épithéliaux parsémant et immense « labyrinthe anoptique » que nous ne pouvons habiter qu’en y fonçant de plus en plus.
[FIG. V]
Ce qui a été exposé jusqu’à présent est bien visible si l’on considère deux autres œuvres de Frédéric Dupré qui, à notre avis, permettent de résumer les positions qui viennent d’être exposées.
Il s’agit de Bête [FIG. VI] et de La Possibilité de l’insecte. Pour tenter une interprétation fiable de ces tableaux, il nous semble utile d’appeler ici quelques observations de Jean-Luc Nancy. En effet, si ce que nous avons soutenu jusqu’à présent est correct, alors nous pouvons affirmer que :
ce qui survient au sujet, ce qui lui tombe dessus – au lieu de le soutenir d’une sub-stance, et même au lieu de le soutenir d’une parole – c’est finalement […] son aréalité […] : son manque de réalité (qui ne fait pas absence, et qui empêche de se livrer à une égologie négative sur le mode de la théologie négative), et sa nature d’aire – area – d’espace ou d’étendue antérieure à toute spatialité. L’aréalité n’est pas non plus la forme transcendantale de l’espace : antérieure au régime transcendantal (mais pensable seulement à partir de Kant) plus primitive , l’aréalité s’étend comme le lieu inassignable de l’expérience informe que fait le sujet de son “ propre chaos .
J- L Nancy, Ego Sum, Galilée, Paris, 1979, p. 75 et p. 147.
Les deux derniers dessins évoqués ici illustrent les hypothèses clés sur lesquelles porte le discours de Nancy : partis de la délimitation ponctuelle d’un espace formulé rationnellement, nous arrivons maintenant à une notion insaisissable d’espace, celle-ci n’obéit plus à aucune axiomatique préliminaire, mais se développe plutôt, informe autour de la figure qu’elle ne cesse d’assiéger et de corrompre de l’intérieur.
Dans La Possibilité de l’insecte [FIG. VI] nous voyons que les déchets lacunaires des géométries albertines segmentent de manière ordonnée et régulière la page. Parmi eux, cependant, se glisse un halo spectral et exsude à la physionomie indéfinissable, un profil griffé qui réussit peu à peu à métaboliser dans ses mouvements glissants les errances des éclats égarés d’espace flottant encore autour d’elle.
[FIG. VI]
C’est dans cette acception qu’il nous semble comprendre la notion d’aréalité sommairement énoncée par Nancy : si, dans le traité De pictura Leon Battista Alberti envisageait une schématisation rigoureuse de l’avant-scène graphique où laisser agir les personnages de l’histoire, encadrés selon les normes géométriques rigoureuses des hypothèses légitimant la représentation, Frédéric Dupré nous invite à pénétrer à l’intérieur d’une latitude contractile et désorientée d’épileptiques cellules figurales qui, sous l’effet d’une ventilation brownienne, balayent la surface de manifestation de l’objet représenté jusqu’à le démembrer. Dans ce cas spécifique, l’image du corps de l’insecte apparaît peu à peu devant nous grâce à une coagulation vibratile et nerveuse, baves et sèves, qui s’épaississent sur la page à la suite d’un processus de percolation incompréhensible qui entoure et englobe progressivement les éléments architecturaux survivants distribués autour de cette créature, comme pour étayer l’affleurement mousseux. À ce propos nous pourrions dire avec Schefer que l’espèce de savoir qui entraîne dans les images n’est peut-être que l’ultime désir de les détruire. De détruire leur apparence d’image par-delà cet être plat, cette sorte d’écrasement du monde en une surface, celle vers laquelle la vue rôde comme si j’étais un insecte qui commençait uniquement à la palper, à promener des antennes sur cette surface sans courbe comme s’il en tétait les couleurs .
L’insecte n’appartient plus à aucun espace préexistant ; au contraire, c’est lui qui sécrète son propre plan d’extrusion figurative, produisant ainsi autour de lui cette aréalité obtenue ici comme à travers « un nœud qui se fibre pour élaborer une espèce de chair inorganique ». (J.-C. Martin, Ossuaires. Anatomie du Moyen Âge roman, Payot, Paris, 1995, p. 131.)
Dans l’épaisseur suppurante de cette chair inclassable, les fines veines d’impondérables corps dont il est impossible de prédire l’évolution et les résultats morphologiques fuient en filigrane.
Voilà que la possibilité dont il est fait référence dans le titre de la planche examinée ne fait pas simplement allusion aux virtualités effectives contenues dans ces traces graphiques pulvisculaires, mais il fait plutôt référence à un noyau tourmenté de forces et de formes, capables de briser toujours de manière imprévisible nos schémas cognitifs et perceptifs usés.
Giuseppe Crivella (université de Paris-Nanterre)
Traduction : Cavallari Santa Vanessa